Il est important de faire remarquer d’emblée que, parlant de l’activité génératrice de revenu dans ses écrits, Cheikh Ahmadou Bamba le fondateur du Mouridisme n’emploie pas le vocable « ‘amal » = »travail ». Il emploie plutôt l’un des vocables talab-ul- halâlkasb-ulhalâl ou iltimâs-ul- halâl qui signifient tous « chercher le licite ». Cette remarque est très importante dans la mesure où les vocables utilisés en disent longue sur la philosophie du travail chez le fondateur du Mouridisme.

I – PLACE DU TRAVAIL DANS LE MOURIDISME

Cette place se manifeste à travers les quatre aspects suivants:

1- Travailler est un acte de foi:

Un célèbre propos en wolof est attribué au cheikh: « Ligéey ci jaamu Yàlla la bokk » qui veut dire « Travailler fait partie des actes de foi ». Ce propos est cité par plusieurs auteurs dont certains, de bonne ou de mauvaise foi, ont dénaturé son sens en prétendant que travailler pour le guide spirituel peut dispenser le disciple du culte (jaamu Yàlla). Pour Cheikh Ahmadou Bamba, le travail fait partie du culte au sens large du terme parce que c’est Dieu qui l’a recommandé. Ainsi, l’idée selon laquelle le travail peut dispenser du culte lui est totalement étrangère, et nous verrons cela de plus clair.

2- Travailler est un pilier du Mouridisme

Il relève de l’évidence que le travail est le troisième pilier du Mouridisme après le savoir et le culte au sens étroit du terme (les rites). Tous ceux qui ont la moindre connaissance du Mouridisme savent très bien cette réalité.

3- Le travail est une partie intégrante de la formation du disciple mouride

Les daara sont les centres de formation des disciples mourides. Aux daara, depuis les origines, on dispense un enseignement théorique et une formation professionnelle. Pour ainsi dire, on prépare le disciple pour pouvoir remplir tous les trois piliers du Mouridisme.

4- Les mourides, dirigeants et adeptes, sont réputés travailleurs

La réputation de travailleurs qu’ont acquise les mourides est justifiée par leur rigueur dans le travail. Les innombrables villages qu’ils ont fondés1 pour cultiver la terre, entre autres; l’engouement qu’ils ont pour le commerce (les Baol-Baol); leur forte représentation dans l’émigration interne et externe… tout cela démontre cet amour pour le travail chez les mourides. Par conséquent, ils ont un poids économico-financier plus important que leur poids démographique dans le pays.

II- LES PRINCIPES QUI RÉGISSENT LE TRAVAIL DANS LE MOURIDISME

  1. A) Facteurs motivants:

1- Chercher le licite est un devoir religieux

Le Prophète –Paix et salut sur lui- dit ceci dans un célèbre hadîth : «Ce qui est licite est clairement connu, et ce qui est illicite l’est aussi. Entre les deux, il y a des choses douteuses dont beaucoup de gens ne connaissent pas le statut. Quiconque s’éloigne de ses choses douteuses épargne certainement sa religion et sa réputation ; et quiconque tombe dans les choses douteuses tombe dans l’illicite. C’est comme un berger qui traîne avec son troupeau autour des limites d’un champ protégé: il risque facilement d’y pénétrer. Cheikh Ahmadou Bamba réaffirme cela en ces termes :

Chercher le licite est un devoir

Pour tout musulman, sans aucun doute

2- Travailler est le moyen principal pour consommer le licite

Travailler est le principal moyen qui permette de consommer le licite. Or consommer le licite aide à pouvoir accomplir les actes de foi et représente une condition pour que ces actes soient agréés par Dieu.

Ne consomme pas l’illicite ni

le douteux. Consomme plutôt le licite.

Consomme du licite si tu veux obéir

à Dieu et au Prophète, O pieux!

Et quand tu le trouveras, ne le gaspille pas.

Car quiconque gaspille le licite sera détruit. (Munawwir-us- sudûr)

Evitez de consommer l’illicite,

Car il ne cesse d’être un obstacle sur le Droit Chemin.

Cherchez le licite à tout moment ;

C’est par sa consommation qu’apparaissent le Droit Chemin et l’obéissance

à Dieu.

«Evitez de consommer l’illicite (…) La raison pour laquelle je vous interdis de consommer l’illicite, est que les choses de l’au-delà [les actes de piété] ne se produisent de la part de celui qui se nourrit de l’illicite ou du douteux (…) au point que, même s’il le veut, celui qui se nourrit de l’illicite ne peut pas obéir à Dieu (…) D’ailleurs, la recherche du licite doit primer sur toutes les autres préoccupations et une fois obtenu, on doit ne pas le gaspiller car il est rare ces temps-ci». (Recueil des recommandations…, pp. 117 & 118)

Dans un hadith, le Prophète –Paix et Salut sur lui- nous fait comprendre que Dieu étant pur n’agrée que ce qui est pur et qu’Il a ordonné aux croyants ce qu’Il a ordonné aux Prophètes : consommer du licite. Dans ce même hadith il nous apprend que Dieu ne répond pas à l’invocation de celui qui consomme de l’illicite. Dans un autre hadith, il nous apprend que celui qui prétend aller au pèlerinage avec de l’argent acquis illicitement ne récolte de son «pèlerinage» que la colère et le châtiment de Dieu. Et il va sans dire que l’invocation et le pèlerinage sont donnés ici comme exemples et qu’il en sera de même pour les autres actes de piété accomplis avec des moyens illicites.

Le cheikh ne dit pas autre chose :

Quiconque accomplit un acte pieux avec des moyens illicites,

n’en récoltera que regret et honte. (Munawwir-us- sudûr)

Ni le savoir, ni les actes de piété ne seront bénéfiques

avec la consommation de l’illicite

Le Prophète –Paix et Salut sur lui- a résumé tout cela dans ce hadith : «Toute chair qui s’est nourri de l’illicite, c’est l’Enfer qui lui convient le plus».

3- Les mérites que le Prophète a reconnus pour le travail

Nous pouvons nous contenter de trois propos du Prophète –Paix et Salut sur lui – pour montrer les mérites du travail.

– «Dieu aime Son serviteur qui travaille et n’aime pas Son serviteur qui ne travaille pas».

– «Il vaut mieux pour quelqu’un d’entre vous d’aller ramasser du bois mort et de le vendre que de tendre la main aux gens, qu’ils lui donnent ou pas».

– Le Prophète – Paix et Salut sur lui – était une fois assis avec ses compagnons lorsqu’un jeune homme plein de force passa. Certains de ses compagnons se désolèrent en disant :

« Si seulement cette force était utilisée dans la voie de Dieu ! » [ils entendaient le jihâd par les armes]. Et le Prophète –Paix et Salut sur lui- de dire : « Pourtant elle est utilisée dans la voie de Dieu s’il l’utilise dans le travail pour subvenir à ses propres besoins et à ceux de sa famille ».

4- Le travail est une garantie de la liberté de choix

Celui qui gagne sa vie par le travail ne dépend financièrement que de lui-même. Or cette indépendance financière est essentielle pour avoir la liberté de choix et d’action. Par contre, celui qui est dépendant financièrement est facilement aliénable. Le Wolof ne dit-il pas : Ku ëmb sa sanqal ëmb sa kersa ? Cette aspiration à l’indépendance qui est une caractéristique permanente du Mouridisme est bien illustrée par l’attitude du cheikh quand il voulait construire la mosquée de Touba.

Une fois l’autorisation de construire obtenue, le cheikh a fixé une somme (140 Francs) que tout membre de la communauté devait verser annuellement. Lorsque les cheikhs (délégués du cheikh) sont venus apporter les fameux sas collectés à la première année, le cheikh les a réunis et leur a tenu des propos comme ceux-ci: « Je vous ai réunis pour vous expliquer la philosophie des sas que j’avais ordonnés. Vous savez que si je le leur demandais, les Français n’hésiteraient pas à me construire la plus grande et la plus belle mosquée dans un temps record. Mais je voudrais que vous le preniez comme doctrine. Chaque fois que vous aurez à réaliser un projet, réunissez vos propres moyens et limitez vos besoins en fonction de vos moyens pour ne pas dépendre de qui que ce soit. C’est de cette manière que vous  réserverez votre RELIGION et votre DIGNITE ».

5- Le travail préserve de la bassesse de tendre la main

Tout le monde sait que tendre la main finit par faire perdre sa dignité à celui qui s’y adonne. Et si travailler n’avait que la seule vertu de préserver l’individu de cette position de faiblesse et d’infériorité, l’homme que Dieu a honoré aurait dû travailler sans relâche.

Le Prophète –Paix et Salut sur lui- ne dit-il pas que « La main supérieure [celle qui donne] est meilleure que la main inférieure [celle qui reçoit] » et qu’il « vaut mieux d’aller ramasser du bois mort et de le vendre que de tendre la main aux gens » ?

  1. B) Normes:

Si dans le Mouridisme le travail a cette importante considération que nous avons décrite, il est à noter que cette considération n’est accordée au travail que sous réserve du respect de certaines normes. En d’autres termes, il y a des activités louables et d’autres qui ne le sont pas selon le respect ou non de normes bien définies.

1- Le fait que le travail soit permis en soi

Ce qui exclut des activités telles que le vol, l’usurpation (prendre le bien d’autrui par force), le fait de tendre la main sans une nécessité pressante,  les jeux de hasard (à titre d’exemple, tout ce que LONASE au Sénégal organise en fait partie).

2- Le fait que le travail qui est permis en soi ne contienne pas d’autres pratiques

prohibées:

Le commerce, l’artisanat, les services… sont des activités permises en elles-mêmes. Mais il y a des pratiques qui peuvent les dénaturer et leur enlever leur caractère noble. Parmi ces pratiques, on peut citer :

– Toute sorte de supercherie (tricherie, fraude, falsification): celui qui la pratique est déclaré par le Prophète –Paix et Salut sur lui indigne d’être l’un des siens (les musulmans);

– Toute sorte d’exploitation (profiter de la nécessité d’autrui pour lui imposer sa loi) : le phénomène bukki en représente l’une des pires formes.

– Toute sorte de spéculation;

– L’usure (ribâ) : Dieu a déclaré la guerre à celui qui la pratique et les intérêts bancaires en font partie selon la majorité des jurisconsultes.

– Négocier dans tout ce qui entraîne l’ivresse par essence (boissons alcoolisées, drogues dures et douces) : celui qui y touche de près ou de loin est exposé à la malédiction de Dieu.

– Le fait que le travail n’empêche pas d’observer le culte à temps (prière, jeûne…) : selon Cheikh Ahmadou Bamba, celui qui abandonne momentanément un travail pour observer la prière tirera profit de la prière et de son travail au contraire de celui qui rate ou retarde la prière pour le travail qui ne tirera profit ni de l’un ni de l’autre. C’est ainsi qu’il n’acceptait pas que l’on lui rendait un service au détriment de la prière ou du jeun. Cette rigueur est suivie de nos jours par les cheikhs les plus fidèles à ses enseignements.

3- Le fait d’utiliser le fruit du travail selon les recommandations de Dieu:

Nous avons vu l’exigence du cheikh après avoir recommandé la recherche du licite «… et une fois qu’on l’a obtenu, on doit ne pas le gaspiller car il est rare ces temps-ci». Et ne pas le

gaspiller c’est, en résumé sortir sa zakât si les conditions requises sont réunies et dépenser dans les domaines de la bienfaisance (subvenir à ses propres besoins et à ceux de sa famille, venir en aide aux nécessiteux, participer au financement des infrastructures de l’intérêt commun…)

A travers tout ce qui précède, nous avons constaté que les enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur du Mouridisme, ont eu un impact profond sur ses disciples ce qui leur a permis d’occuper la première place dans l’économie nationale.

Nous avons constaté aussi, et c’est le plus important à notre avis, que ce travail n’est pas une fin en soi mais un moyen pour adorer Dieu et pour se libérer de tout autre. Par conséquent, ces motifs et ses normes proviennent de la charia.

Cheikhouna MBACKE Abdoul Wadoud

Référence bibliographiques

  1. Thèse de Doctorat du Docteur Khadim SYLLA
  2. Recueil de recommandations, correspondances, maximes… de Cheikh Ahmadou Bamba,
  3. Sourate II, Verset 278 du Saint-Coran
  4. Serigne Bachir MBACKE, Minan-ul- Bâqi-l- Qadîm, tome 1

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