Peut-on trouver meilleure âme unificatrice que Cheikh Ahmadou Bamba qui a montré de la dignité, du courage, du mépris vis-à-vis de l’administration coloniale quand le commun des nègres pensait que ceux-ci étaient des êtres supérieurs ?
Les images ridicules des chefs d’Etat africains défilant à l’Assemblée générale des Nations Unies, après avoir gaspillé l’argent du contribuable pour s’y rendre et prononcer des discours que personne n’écoute ou ne prête attention, remettent chaque année au goût du jour la lancinante question de l’unité africaine. Les plus actifs sur cette problématique de l’unité sont ceux qu’on appelle les Kémites afrocentristes, en général des disciples extrémistes de Cheikh Anta Diop, dont les principaux chefs de file en Afrique sont Coovi Rekhmiré Gomez, Doumbi Fakoli, Mbog Bassong et dans une moindre mesure Niousséré Kalala Omotunde. Etant les plus actifs sur la problématique de l’unité africaine, ils sont ceux qui ont le plus réfléchis sur la question et le principal obstacle qu’ils voient à la matérialisation de celle-ci est la religion. Les autres ne voient surtout que les avantages d’un marché unique africain, une monnaie unique africaine, dans un espace sécurisé par une armée africaine, sans se poser trop de questions. L’intervention du Vatican pour dénouer une petite affaire dans une école privée sénégalaise devrait alerter plus d’un. Auparavant, des colonnes de jihadistes mus par une idéologie moyenâgeuse venue d’Orient ensanglantent le continent d’Est en Ouest et l’étau se resserre d’année en année. En d’autres termes, une Afrique unie peut être déstabilisée à tout moment par les gardiens autoproclamés des temples religieux qui y font florès. Aussi, les Kémites, forts de l’étude des textes égyptiens qui démontrent sans conteste que toutes les religions monothéistes tirent leur source en Afrique, en étant dérivés des religions, osirienne, akhenatonienne et sabéenne, ont décidé non pas de se les réapproprier, mais de les rejeter purement et simplement. Ils ont décidé de retourner à la religion originelle assise sur le culte des anciens et un code de vertu dénommé la Maat, qui comprend 42 principes desquels l’Ancien Testament en a retenu 10. Le Bénin leur a octroyé un espace où ils ont construit le temple de base de ce qui serait pour eux la future religion africaine. Toutefois, en procédant ainsi, on pourrait dire qu’ils foulent aux pieds un enseignement capital de Cheikh Anta Diop qui veut que la nature ne revienne jamais au même point dans son processus d’évolution. Comme il dit, elle crée le chat et avance, mais elle ne revient jamais pour recréer le chat, parce que les conditions exceptionnelles qui ont présidé à la création de cette espèce ont une probabilité quasi nulle de se reproduire. Au fond, les Kémites cherchaient pour le continent une âme unificatrice qui transcende les religions importées comme ils disent, mais on peut dire en se référant à leur maître, qu’ils proposent des solutions inopérantes pour un bon diagnostic.
L’âme unificatrice d’un peuple, c’est ce qui est niché au plus profond de notre être, de notre inconscient collectif et qui nous unit. C’est le ressort qui nous évite la désintégration et qui nous donne l’énergie de rebondir lorsque nous sommes au fond des abîmes. Il en est du peuple comme il en est de la matière. Ils ont tous les deux besoin d’une force suffisamment puissante qui réunit et maintient soudés tous les composants en perpétuel mouvement d’interactions. Au niveau de la matière, c’est la force dite forte qui joue ce rôle pour les particules subatomiques et son pendant au niveau des peuples est ce qu’on pourrait appeler l’âme unificatrice. Cette âme unificatrice est consubstantielle de la spiritualité qui unifie notre vie harmonieuse et équilibrée, et notre raison d’espérer en une vie meilleure dans ce monde et dans l’autre. Et de ce point de vue, l’Afrique est le seul continent où on ne vogue pas en général sur des spiritualités d’essence interne ou adaptées au plan interne. L’Afrique a transmis au reste du monde les bases du monothéisme, mais celles-ci apparaissent aujourd’hui pour bon nombre d’africains comme l’Obélisque de Louxor soustraite du patrimoine Egyptien par Napoléon, pour être fixée à la place de la Concorde à Paris. Conscients de ces faiblesses, des leaders africains, surtout chrétiens, vont proposer des formes de syncrétisme religieux. Et le kimbanguisme plus particulièrement, est le courant religieux qui est allé le plus loin dans cette recherche d’appropriation, puisque Simon Kimbanga est présenté comme une réincarnation de Jésus et Kamba devient la terre d’élection de ses adeptes, en lieu et place de Jérusalem. Toutefois, ces courants religieux présentaient une grande faiblesse, dès lors qu’ils excluaient au moins, la moitié des croyants africains, notamment les musulmans qui ne pouvaient s’y retrouver. Cheikh Ahmadou Bamba, un mystique sénégalais qui fut déporté en 1895, à l’âge de 40 ans dans la zone forestière du Gabon, pendant 8 ans environ, délivre quant à lui un message unificateur et porteur de progrès. Peu de temps après l’exil du Gabon, il est envoyé pour un second exil de 4 ans en Mauritanie et passera les dernières années de sa vie terrestre, en résidence surveillée, pendant 20 années environ. Il fait l’unanimité sur sa piété, son humilité, sa sagesse, son nationalisme et son détachement des choses terrestres. L’Administrateur du Cercle de Diourbel de 1913 à 1915, écrit à son propos dans un rapport du 22 Octobre 1915, destiné au Gouverneur Général : «Ce Cheikh Ahmadou Bamba détient certes, une puissance innée dont la raison ne parvient pas à saisir la source et expliquer la capacité de forcer la sympathie. La soumission des hommes envers lui est extraordinaire, leur amour pour lui les rend inconditionnels. Il semble qu’il détienne une lumière prophétique et un secret divin semblables à ce que nous lisons dans l’histoire des prophètes et de leurs peuples. Celui-là se distingue toutefois par une pureté de cœur, par une bonté, une grandeur d’âme et un amour du bien aussi bien pour l’ami que pour l’ennemi ; qualités pour lesquelles ses prédécesseurs l’auraient envié quelques grands que fussent leurs vertus, leur piété et leur prestige.
Les plus injustes des hommes et les plus ignorants des réalités humaines sont ceux qui avaient porté contre lui de fausses accusations, consistant à lui prêter l’ambition du pouvoir temporel. Je sais que les prophètes et les saints qui ont mené une guerre sainte, l’ont faite sans disposer de la moitié de la force dont dispose ce Cheikh». Dans deux énigmatiques textes, l’un dédié à la Vierge Marie et l’autre, trouvé sur sa sainte poitrine au moment de son retour à Dieu, il nous apprend que Jésus et Mouhammed (PSE) sont d’une même lumière, qui s’adapte au contexte et à l’environnement, et il en est le dépositaire. On peut en conséquence se suffire de l’Afrique pour sentir la présence divine, dès lors que nous sommes nous aussi dotés d’une maison sacrée de Dieu à Touba, où repose le dépositaire de la lumière de Jésus et du Prophète de l’Islam. Cheikh Ahmadou Bamba nous demande ensuite d’être vertueux, solidaires et d’avoir foi en lui, parce qu’écrit-il dans son livre d’exil, «quelqu’un du nombre de ses pairs n’existe pas dans les deux mondes», ce qui doit être évident pour tout musulman qui voit en lui la lumière du Prophète de l’Islam et pour tout chrétien qui voit en lui celle de Jésus. Aussi, armés de la foi que nous avons en lui, nous sommes fondés de revendiquer sur terre la place qu’il occupe au Royaume des cieux, parce qu’il est sans aucun doute incomparable à la plupart de ceux dont on nous conte l’histoire et qui sont dans bien de cas des légendes de sagesse auxquelles nous croyons. Il n’invoque pas la miséricorde divine exclusivement pour ceux qui croient en lui, mais il le fait pour toute la création, même pour l’homme blanc malgré tout ce qu’il lui a fait endurer. Il écrira ainsi : «O Seigneur de l’Univers ! O toi qui te situes au-dessus de tout esprit de revanche, accorde ta miséricorde à l’ensemble des créatures, ô toi qui peux diriger les égarés ! », «Fais de moi un objet de félicité pour les blancs comme pour les noirs », «O Seigneur, fais que toute l’humanité obtienne des avantages à travers ma personne, ô Toi le Riche ».
A vrai dire, il est difficile d’exhiber dans l’histoire de l’humanité des personnages qui ont autant de soucis pour la créature humaine, détentrice par essence du souffle divin. En fait, Cheikh Ahmadou Bamba a atteint un niveau de perfection qui fait affluer vers lui les attributs divins, comme la clémence et la miséricorde.C’est ce niveau de perfection qui fait de lui « le livre de Dieu », le dépositaire de la sagesse, de la vertu et de la piété, la référence. Aussi écrira-t-il : «Je suis le Livre de Dieu dont une partie fut transmise aux messagers, quiconque ne m’a jamais vu n’a point encore vu ce livre en entier ». Il faut briser les chaînes, lever le voile qui nous empêche de voir. Partout en Afrique, les hommes et les femmes sont entourés de richesses, mais croupissent dans la misère. Ils n’en sortent le plus souvent que par des initiatives extérieures.
L’homme noir est inhibé depuis la naissance par la perception d’une sorte de damnation qui relèverait même selon certains écrits d’un châtiment divin, mais Cheikh Ahmadou Bamba a définitivement tué ces perceptions anesthésiantes ancrées dans notre inconscient collectif depuis la nuit des temps, tant par les civilisations occidentales qu’arabes, à qui on a tout donné.
Nous n’avons rien à envier aux autres peuples. Tout est à notre portée. Il suffit de regarder dans la bonne direction et puiser dans la meilleure source, pour renouer avec notre passé glorieux, parce que faut-il le rappeler, de la préhistoire à la l’aube de la modernité, la civilisation qu’on est censé nous avoir apportée a essaimé de l’Afrique au reste du monde.
Peut-on trouver meilleure âme unificatrice que cet être exceptionnel, pacifique, qui a montré de la dignité, du courage, voire du mépris vis-à-vis de l’administration coloniale quand le commun des nègres pensait que ceux-ci étaient des êtres supérieurs, vivant dans les profondeurs des mers. Il a atteint la perfection et a indiqué la voie à suivre, notamment le culte du travail et des valeurs, quand l’Occident se demande ce que l’homme est venu faire sur terre et que le monde arabo-musulman est identifié à tort ou à raison à la violence aveugle.
Si ce n’est le complexe auquel on veut éternellement nous assujettir, peut-on trouver une meilleure force, une meilleure âme unificatrice, qui transcende l’ethnie, la religion et que sais-je encore ?
Toutefois, si Cheikh Ahmadou Bamba constitue l’âme unificatrice naturelle du peuple noir, la voie pour celui-ci serait non pas le mouridisme, qui dans sa compréhension intrinsèque est l’islam originel auquel on ne saurait inviter les chrétiens, mais plutôt la Voie Baye Fall dépouillée de ses gangues, dans laquelle tout le monde pourrait se retrouver.
Voilà pourquoi les intellectuels devraient davantage s’intéresser à cette voie, aider à tracer des perspectives dans le sens de son universalisation ou tout au moins de son extension à toute l’Afrique, en donnant corps aux paroles sacrées de Cheikh Ahmadou Bamba qui veut qu’on travaille pour l’au-delà comme si on devait mourir demain et pour ce bas-monde comme si on ne devait jamais mourir. Cheikh Ibra Fall, le précurseur de la Voie Baye Fall, poussera ce culte du travail jusqu’à déclarer, je cite : il est humiliant de s’agenouiller pour prier Dieu de nous accorder ce que nous pouvons nous-mêmes gagner à la sueur de notre front. Si Dieu récompense les paroles (prières) plutôt que les actes (travail), que je perde alors le fruit d’une vie laborieuse au service de mon Cheikh (Cheikh Ahmadou Bamba) et de la collectivité mouride.
Ceci est à l’opposé du capitalisme occidental dont la devise est d’accumuler pour accumuler, juste pour être le meilleur et le plus fort. Cette logique qui gouverne le monde ne cesse de générer la violence et conduit vers l’apocalypse.
Sogue Diarisso est ingénieur statisticien, économiste, ancien directeur de la prévision et des études économiques (Sénégal), ancien directeur de la recherche et de la statistique (BCEAO), auteur de « l’Afrique, Moïse et le monothéisme », L’Harmattan.