L’œuvre de Serigne Mouhammadoul Moustapha MBACKE, caractérisée par l’avènement du chemin de fer entre Diourbel et la ville sainte de Touba, a conditionné l’évolution de la ville sainte de Touba et de la communauté mouride. Et si le rail n’était pas construit ? Et si la mobilisation de la force sociale n’était pas atteinte ? Et si le bail du terrain de la Grande Mosquée n’était pas acquis ? Sans doute, d’autres créatures auront la charge de la réalisation du vœu de Bamba. Mais c’était sans compter avec la foi, la volonté et la détermination du pionnier Cheikh Mouhammadoul Moustapha MBACKE.
« Tous mes efforts consentis pour l’édification d’une mosquée à Touba se sont avérés vains. Evertuez-vous à la bâtir sinon d’autres le feront à votre place et auront sans conteste tout le mérite ». C’est en ces termes que Cheikh Ahmadou Bamba s’est adressé à Cheikh Moustapha et aux disciples, après qu’on lui ait retiré l’autorisation de construire. Ces paroles de Cheikhoul Khadim ont sonné comme un glas dans la tête du premier Khalife du Mouridisme.
Les travaux de la grande mosquée de Touba ont effectivement démarré du vivant du Cheikh en 1925. Mame Thierno Birahim en était le maître-d’œuvre. A l’époque, la mosquée était prévue sur l’actuelle esplanade qui sert de lieu de prière pour les fêtes d’Aïd.
Peu de temps après, il y eut beaucoup de dysfonctionnements, notamment sur le comportement de TALLERIE qui s’est proposé pour gérer, avec des desseins inavoués, le chantier. Il était dans une logique d’arnaquer la communauté mouride. Ses agissements vont vite être découverts après 11 mois de chantier, sous l’œil alerte de Mame Thierno. C’est ainsi, comme l’a si bien dit un journal de l’époque la « France d’outre-mer », la communauté mouride a attaqué en procès TAILLERIE et a gagné le procès, grâce à l’entremise de Blaise Diagne, de Maitre Lamine Gueye et d’El Hadji Massourang Sourang. Ils ont joué un rôle déterminant dans cette affaire. Il faut noter qu’à cette époque, après les démêlés avec la justice, le gouverneur avait publiquement déclaré que quiconque lui parlerait de Mosquée serait immédiatement exécuté.
Devenu khalife, Cheikh Mouhammadoul Moustapha décida de relancer les démarches pour l’obtention d’une nouvelle autorisation de construire. Après de multiples échanges avec le Gouverneur, qui lui demanda un jour ce qu’il voulait. « Être exécuté » répondit Cheikh Moustapha. Le Gouverneur en resta stupéfait et perplexe. Serigne Mouhammadou lui signifiera : « puisque vous avez décidé de tuer tous ceux qui voudraient une mosquée, eh bien moi je suis venu pour être exécuté ». C’est alors que la seconde rédaction de la lettre de demande fut confiée à Amadou Fall Bity, fils de Diery Dior Ndella, qui, avec ses deux frères, Amadou Fall Boury et Ibrahima Fall Madior, assisteront jusqu’ à la fin Serigne Mouhammadoul Moustapha MBACKE. Il faut préciser que cette demande a été rédigée par Serigne Mbacké Bousso.
La lettre fut remise au Gouverneur de Saint-Louis par Serigne Mouhammadoul Moustapha en personne. Elle sera ensuite remise au Gouverneur général de l’AOF, qui la transmet à ses supérieurs en France. C’est ainsi que le ministre des colonies fut saisi pour octroyer à la communauté Mouride « sa mosquée ». Dans un contexte historique particulièrement difficile, car de 1929 à 1932, il y a eu un besoin financier intense de la métropole. La France occupée, suite à la première guerre mondiale, payait des droits à l’Allemagne. La France ne pouvait pas rater cette occasion pour fructifier son économie car tous les matériaux de construction ont été vendus à la communauté. S’est alors posé le problème du transport des matériaux.
Le chemin de fer Dakar–Niger passait par Diourbel. Le matériel lourd ne pouvant pas se porter à tête d’homme ni à dos d’animaux, la construction du chemin de fer était devenue un impératif pour la communauté mouride.
Ces travaux du chemin de fer Diourbel–Touba vont prendre forme le 21 Novembre 1929, grâce à l’entremise de LALANE, un traitant qui avait de bonnes relations avec les Mourides, notamment avec Mame Cheikh Anta MBACKE, à qui il facilitait l’obtention de beaucoup de produits de valeur entre la Gambie et le Mali. Ce traitant et homme d’affaire français, mettra en rapport Cheikh Moustapha avec Monsieur CHARDY, Directeur des chemins de fer d’alors, établi à Thiès. CHARDY se rendra à Diourbel, accompagnés de deux de ses ingénieurs et de Monsieur Jupiter NDIAYE, le seul Sénégalais du groupe. Selon Ibrahima FALL Madior, ils avaient exigé à Cheikh Moustapha de fournir 1 500 hommes valides pour la main d’œuvre. Ces personnes bien qu’étant des talibés, seraient rémunérées et entièrement prises en charge. Serigne Mouhammadoul Moustapha avait auparavant fait une annonce pour demander l’enrôlement des talibés dans ce projet. Ibrahima FALL Madior était charge de dresser la liste des futurs employés.
A l’arrivée de l’équipe de CHARDY, les recrus furent convoqués à Diourbel à la place de la mosquée. Mame Cheikh Ibrahima FALL avait fourni, pour la constitution de cette équipe, 700 disciples dont son fils aîné Serigne Mouhammadoul Moustapha FALL. Serigne Ndame Abdou Rahmane LO avait fourni 100 disciples, ainsi que Serigne Modou Ndoumbe. Le complément en hommes a été l’œuvre de Serigne Massamba, de Serigne Bassirou et de Serigne Bara, en plus de la contribution de Serigne Mouhammadoul Moustapha. Il fallait alors passer en revue toutes les troupes et chacun individuellement s’est présenté devant les ingénieurs et cet exercice s’est poursuivi du matin jusqu’à 17h de l’après-midi.
La prise en charge des troupes était un élément fondamental dans la réussite et l’avancement du projet. Cheikh Mouhammadoul Moustapha devait assurer à chacun et quotidiennement 300 g de riz, avec de l’huile et de la viande, compte tenu des lourdes tâches à accomplir. C’est alors que le Khalife contactera MOREL et PROM, pour la fourniture des denrées alimentaires. Serigne Modou Gueye THIOUNE, un grand disciple, était chargé de fournir chaque jour deux bœufs jusqu’ à l’achèvement des travaux. Le café et le sucre étaient gracieusement offerts par le Khalife lui-même.
L’organisation des travailleurs était rationnelle. Des groupes de 45 disciples étaient formés, à leur tête un chef d’équipe, un convoyeur, un gardien, un planton et un cuisinier. Les autres membres de l’équipe servaient aux autres tâches.
Des surveillants généraux, aux nombre de trois, dont l’adjudant Modou GUEYE, disciple de Serigne Massamba et père de Amsatou GUEYE le premier motard du Président Léopold Sedar SENGHOR ; Abdou NIANE, disciple de Serigne Affé et de Diadji DIOUF, disciple de Serigne Manoumbé MBACKE.
Chaque ouvrier percevait par jour 1,3 francs, les chefs d’équipe 2 francs, les surveillants 3 francs et les surveillants généraux 5 francs.
Selon Serigne Gallo Mbaye, à l’époque avec 1 franc or, on pouvait se payer des habits, des chaussures, du riz et détenir un peu de petites monnaies comme argent de poche. 1 franc or était l’équivalent de 17 kg de riz.
A cela s’ajouta le contingent du génie militaire, venu directement de la France, dont la mission était de superviser et de coordonner les travaux. Il était constitué du Commandant MONAK chef de la délégation, du Capitaine CRAVEL, des Lieutenants CHEDON, Dalale ESCAVRE, René PICARD, de six sous-officiers, dont quatre Sergents chefs PICHAGUET, JACQUES, ALBREZ, GUEGUIN, des Sergents DOBERVA et CHIRQUE et du Caporal BEVIN.
En dehors des frais pour la nourriture dont le financement n’était pas prévu par les colons, il fallait faire face aux dépenses liées au matériel qui allait coûter à Cheikh Mouhammadoul Moustapha la somme de 200 000 francs (Ngourde). Le franc « Ngourde » avait une forte valeur car on l’appelait à l’époque le Franc or.
Les 50 km de chemin reliant Diourbel à la grande gare de Touba devait revenir, globalement, à 10 millions de francs or à la communauté mouride. Le mode de paiement pouvait varier. En effet, les récoltes des champs cultivés partout dans le pays par les Mourides étaient données, chaque année, aux français qui en débitaient le coût sur la facture globale. Il arrivait des moments où on notait un non-paiement des rémunérations, du fait du refus des talibés qui affichait un volontarisme inouï quant à la réalisation du vœu de Cheikhoul Khadim ou à un déficit budgétaire des français.
Serigne Mouhammadoul Moustapha MBACKE visitait constamment le chantier. L’étape de Dalla a vécu des moments historiques intenses et forts dont se souviennent les « premiers travailleurs du rail à Touba ». En effet, lors d’une visite, Cheikh Moustapha avait convié toute l’équipe à un déjeuner à Touba. Après les réjouissances, il leur demanda d’aller recueillir les prières de Serigne Fallou, qui leur demanda à son tour d’aller aux cimetières pour dire aux morts qu’ils sont sur les rails et que bientôt ils vont débarquer. C’était juste pour leur rappeler toutes ces âmes qui ont péri de la peste, durant les travaux, ou succombé aux dures tâches, uniquement pour le rayonnement de l’Islam. En fait, eux aussi étaient des héros.
Dans l’approche financière du projet, nous avons saisi les services de la BCEAO par le biais d’un de ses cadres Monsieur Malick DIA, pour essayer d’estimer la valeur réelle de l’investissement en francs Cfa sans prendre en compte la dévaluation de 1936 et celle de 1994 qui a réduit notre franc de 50 %. Mais aucun indice de conversion directe n’étant disponible, il nous a suggéré de l’ajuster sur les produits en nature comme le riz pour comparer le prix de vente en 1930 et le prix actuel du riz. Rien que ce jeu de calcul nous ramène à plusieurs dizaines de milliards de francs CFA.
En fin février 1931, les travaux du chemin de fer s’achevèrent. Serigne Mouhammadoul Moustapha et la communauté devaient maintenant s’atteler à la construction de la Grande Mosquée. Toutes les dépenses, jusque-là consenties par le premier Khalife de Bamba constituaient la clé de la sortie sur terre de l’édifice religieux de Cheikh Ahmadou Bamba.
En février 1932, Cheikh Moustapha fit appel à Serigne Mbacké BOUSSO pour le tracé et l’orientation de la mosquée. La pose officielle de la première pierre a eu lieu le 4 mars 1932 devant Serigne Mouhammadoul Moustapha, Serigne Fallou et toute la famille du Cheikh.
Le gouverneur CADRE dira à cheikh Moustapha : « Vous avez fourni énormément de moyens dans la construction du chemin de fer, vous allez vous attaquer à la mosquée qui sera érigée sur un terrain qui ne vous appartient pas et le futur propriétaire pourrait détruire votre construction. Je vais octroyer un bail emphytéotique de 99 ans ». Cette opération coûtera au Khalife général des mourides 5 000 000 francs, qu’il a réglés au comptant. Les clauses du bail prévoyaient de renouveler le contrat après 49 ans. Avant lerenouvellement, le Sénégal avait acquis son indépendance.
La communauté mouride sous l’égide de son Khalife Serigne Mouhammadoul Moustapha a consenti d’importants sacrifices, pour donner corps au « Ndigël » de Cheikh Ahmadou Bamba. Les mourides sont parvenus à déplacer des montagnes dans un impressionnant travail de fourmi qui leur vaut désormais cette hargne, cette bravoure, ce sens de la générosité et du sacrifice, mais aussi de l’efficacité dans le travail.
Les travaux de Grande Mosquée se sont déroulés sans arrêt de 1932 à 1939. La seconde guerre mondiale éclata le 1er septembre 1939 et Cheikh Moustapha, dans son profond humanisme et à la veille de la déclaration du General DEGAULLE, convoqua les talibés en leur demandant de rester chez eux avant de se retirer à Taïf. Il tint les propos suivants à son entourage le plus proche : « je me vois mal de continuer les travaux tandis que les blancs qui sont en train de nous aider ont leur pays en feu. Il y a suffisamment de fer, de ciment et de béton pour continuer les travaux jusqu’après la guerre, mais je ne peux pas me permettre une telle ingratitude ».
Malheureusement, la même année, il y eut la mobilisation des stocks pour les participations à l’effort de guerre. En Juillet 1945, alors que la mosquée avait pris de la hauteur et que les esquisses des minarets se dressèrent, Cheikh Mouhammadoul Moustapha s’éteignit à Touba laissant derrière lui une communauté meurtrie mais très soudée.
Djibril NDAO